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La parole à… ma fille


Aujourd’hui, je donne la parole à ma fille, Mathilde Philip-Gay, professeure de droit à l’université Jean-Moulin de Lyon et Philippe Sands, avocat et professeur de droit franco-britannique dans une Tribune publiée dans Le Monde le 24 février à propos de l’invasion russe :

« L’agression est l’un des quatre crimes internationaux, avec les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide. La Cour pénale internationale (CPI) de La Haye mène actuellement des enquêtes sur les crimes présumés commis en Ukraine, même si elle n’a pas encore délivré de mandats d’arrêt ni de citations à comparaître.

L’agression avait été reconnue une première fois au niveau du droit international à l’initiative d’un juriste soviétique, lors des négociations du tribunal de Nuremberg, en 1945. Toutefois, la CPI ne peut pas exercer sa compétence pour le crime d’agression. C’est cette lacune qui nous a incités, début mars 2022, à proposer la création d’un tribunal pénal spécial afin de poursuivre Vladimir Poutine et son entourage pour avoir déclenché une guerre manifestement illégale, un crime qui ne peut être commis que par des personnes en position d’autorité au plus haut niveau de l’Etat, et le seul qui mène avec certitude aux véritables décideurs.

Avec d’autres, nous craignions qu’il soit difficile d’établir la responsabilité de ces hauts responsables pour les autres crimes internationaux. Face aux horreurs qui se déroulent encore aujourd’hui en Ukraine, il est toujours à redouter que les enquêtes de la Cour aboutissent à des poursuites contre des militaires de rang inférieur, mais qu’elles laissent les principaux dirigeants – politiques, de l’armée, des services de renseignement ou des milieux financiers – échapper à la justice.

Etats réticents

Il ne peut y avoir d’impunité pour ce crime d’agression. La prise de conscience de cette nécessité a été progressive. Le 7 mars 2022, Dmytro Kuleba, le ministre ukrainien des affaires étrangères, a demandé à son tour la mise en place d’une telle juridiction.

En quelques mois, une coalition de pays-clés, menée par les trois Etats baltes et la Pologne, a uni ses forces, et les assemblées parlementaires du Conseil de l’Europe et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord ainsi que le Parlement européen ont apporté leur soutien à cette proposition. La pétition lancée par l’organisation Avaaz a rapidement recueilli plus d’un million de signatures, tandis que les universitaires débattaient des avantages et des inconvénients de la création de ce premier tribunal chargé de juger le crime d’agression depuis Nuremberg.

L’ancien président de la CPI Chile Eboe-Osuji a récemment considéré que cette création pourrait constituer une étape déterminante « dans le processus permanent de construction du droit international ».

Ce mouvement s’est rapidement heurté à la realpolitik : le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et les Etats-Unis se sont montrés – c’est le moins que l’on puisse dire – initialement réticents. Ce n’était peut-être pas tant une question de principe qu’une volonté de se protéger : si un tel tribunal devait être créé pour juger Vladimir Poutine, pourquoi pas, demain, à l’égard de leurs propres dirigeants ?

Il reste aussi des problèmes évidents que personne n’ose aborder : la guerre en Irak – elle aussi manifestement illégale – n’a pas entraîné la création d’une telle juridiction, sans même citer les autres conflits pour lesquels les puissances occidentales ont fait abstraction, par le passé, de toute considération de justice.

En novembre 2022, la France a été la première à revoir sa position. Le Royaume-Uni et l’Allemagne lui ont ensuite emboîté le pas. Depuis, la Commission européenne a annoncé la création d’un Centre international pour la poursuite du crime d’agression, que le gouvernement néerlandais a proposé d’accueillir sur son territoire. Rien n’empêche que des enquêteurs internationaux et ukrainiens, ainsi qu’un procureur intérimaire, soient nommés dès maintenant pour rassembler des preuves et identifier les personnes susceptibles d’avoir engagé leur responsabilité.

Moment historique décisif

Un tribunal international aura besoin d’un accord juridique, très probablement entre l’Ukraine et une organisation européenne. Cet accord peut facilement être rédigé, et des projets circulent déjà. Il serait légitime que l’accord soit signé à Lviv, la ville ukrainienne dont l’histoire sanglante a été à l’origine des concepts qui, dans les années 1940, sont devenus les nouvelles catégories juridiques de crimes contre l’humanité et de génocide.

Des fonds peuvent être trouvés pour créer un tribunal spécial hybride sans que cela se fasse au détriment de la CPI, d’autant que le coût d’un tel tribunal est dérisoire par rapport à celui d’une juridiction permanente. Loin d’affaiblir la CPI, la mise en place du tribunal pour l’Ukraine renforcera, au contraire, sa compétence.

Elle permettra de préciser les conditions d’application de l’interdiction du crime d’agression, et incitera des Etats habituellement réservés sur la justice pénale internationale à la défendre. Bien sûr, il y aura des points à préciser, sur la structure et la nature du tribunal – l’Ukraine est, à juste titre, favorable à un organe international à part entière –, mais nul doute que des esprits créatifs sauront faire le nécessaire. Il y aura aussi des questions juridiques techniques à régler – notamment celle des relations à établir entre la CPI et les tribunaux ukrainiens et nationaux, et celle de savoir si un chef d’Etat a droit à l’immunité.

En tant que membre permanent de l’Organisation des Nations unies, la Russie a régulièrement accepté la mise en place de tribunaux internationaux spéciaux – pour l’ex-Yougoslavie en 1993, la Sierra Leone en 2002, le Cambodge en 2003 –, dont les statuts permettaient de juger des dirigeants. Ce qu’elle a autorisé pour des gouvernants européens, africains et asiatiques, à des époques différentes, doit pouvoir s’appliquer désormais à ses propres hauts responsables.

Le monde vit un moment historique décisif. Il n’était pas préparé à l’invasion ni aux crimes et aux horreurs que la Russie a entraînés, notamment le fait de cibler de façon absurde et totalement illégale des infrastructures civiles dans toute l’Ukraine. De tels actes n’ont aucun intérêt stratégique militaire et sont uniquement destinés à briser la volonté de la population (bien qu’ils aient précisément l’effet inverse).

Après les défaillances de l’Occident en Géorgie, en Tchétchénie, en Crimée et en Syrie, Poutine pensait que le monde occidental allait de nouveau fermer les yeux en février 2022. Il s’est trompé. Nous ne nous faisons aucune illusion sur le pouvoir du droit, et sommes parfaitement conscients de ses limites, qui obligent parallèlement à déployer des efforts militaires et diplomatiques.

Mais, si cette agression n’était pas traitée, cela reviendrait à renoncer aux acquis de Nuremberg, et à l’existence du crime d’agression. Nous souhaitons que l’anniversaire de ce jour du 24 février, terrible pour l’Europe, soit l’occasion de souligner que le crime d’agression ne doit plus être toléré et qu’il entraîne une responsabilité pénale individuelle, jusqu’au plus haut niveau. »

Philippe Sands est un avocat et professeur de droit franco-britannique, spécialiste de droit international. Il est notamment l’auteur de Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017). Lemberg est le nom allemand de Lviv, du temps où la ville appartenait à l’Autriche-Hongrie.

Mathilde Philip-Gay est professeure de droit à l’université Jean-Moulin de Lyon, spécialiste de la responsabilité des chefs d’Etat et de droit des libertés fondamentales. Elle est notamment l’auteure de Peut-on juger Poutine ? (Albin Michel, à paraître le 3 mai 2023).

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